Charlotte Perriand Le Corbusier

Charlotte Perriand

L'audace humaniste dans le design moderne

Charlotte Perriand (1903-1999) a construit, pièce par pièce, une oeuvre qui dépasse le simple objet décoratif pour toucher le quotidien, le social, le corps, l’environnement. Elle ne s’est pas contentée de créer des meubles : elle a conçu une vision de l’habiter, un art de vivre où fonctionnalité, esthétique, nature, progrès se rencontrent. En parcourant ses débuts, ses engagements, ses réalisations majeures et son influence actuelle, on découvre une figure essentielle du design moderne qui reste méconnue dans certains récits dominants. Cet article retrace le parcours de Perriand dans une perspective qui intéressera tous les passionnés de brocante, d’objet, d’histoire, de renouveau.

Jeunesse, formation et premiers chocs

Charlotte Victorine Perriand naît à Paris le 24 octobre 1903, d’un père tailleur et d’une mère couturière. Très tôt, elle plonge dans le monde de la couture, du tissu, du détail, des textures. Ces premières sensibilités lui donnent le goût du concret, de l’artisanat, mais aussi du matériau, du toucher.

En 1920, elle entre à l’École de l’Union Centrale des Arts Décoratifs, qu’elle fréquente jusqu’en 1925. Elle y suit l’enseignement d’Henri Rapin, de Maurice Dufrêne, s’initie au design de meubles, aux arts décoratifs, mais se heurte rapidement à la tradition et au style “Beaux-Arts”. Elle rejette les ornements superflus, la nostalgie décorative, pour chercher une forme plus directe, simple, métallique, fonctionnelle. 

Dès l’année 1927, à 24 ans, Perriand présente au Salon d’Automne son fameux Bar sous le toit : un bar qu’elle conçoit dans son propre appartement-atelier, rue Saint-Sulpice, en acier chromé, aluminium anodisé, verre. Elle provoque l’étonnement et suscite l’intérêt de Le Corbusier, qui remarque chez elle non seulement une maîtrise technique, mais une vision. 

Collaboration avec Le Corbusier et conception de l’équipement de l’habitation

LC4 Villa Church Le Corbusier

Peu après le Salon d’Automne, Le Corbusier et Pierre Jeanneret engagent Charlotte Perriand dans leur atelier. Cette collaboration dure environ dix ans, dans laquelle elle assume la responsabilité des mobiliers, des intérieurs, des équipements domestiques. Elle conçoit des chaises tubulaires, la chaise longue LC4, des meubles qui marquent l’histoire.

Perriand, dans ces années 1928-1937, ne se contente pas de dessiner des objets : elle conçoit un système, une approche globale du logement. Elle souhaite que chaque logement soit équipé raisonnablement, de manière efficace, que le mobilier soit modulable. Elle travaille sur l’Équipement de l’Habitation, projet visant à penser l’intérieur comme partie intégrante du bâtiment, non comme un ajout décoratif.

Dans cette phase, elle fait aussi partie de l’Union des Artistes Modernes (UAM), fondée en 1929, qui rassemble les créateurs partageant la conviction que le beau doit se joindre à l’utile, que l’objet doit servir, que le design doit être pour tous.

Évolution, autonomie, remise en question

Vers le milieu des années 1930, Charlotte Perriand commence à s’éloigner de l’esthétique purement tubulaire et métallique. Elle explore les matériaux naturels — bois, bambou, osier — et s’intéresse davantage aux formes organiques, aux formes rurales, aux savoir-faire traditionnels. Elle conçoit des prototypes de tables en bois massif, des meubles plus chaleureux, moins mécaniques.

Son indépendance s’affirme : elle revendique le droit de créer en dehors de l’ombre de Le Corbusier, en gardant ses propres convictions. Elle adhère à « Formes Utiles », un groupe qui prône le mobilier standardisé, économique, mais esthétique. Elle continue l’expérimentation, notamment au niveau des rangements, des espaces adaptables.

Charlotte Perriand: Le Japon, l’Asie et l’influence des arts traditionnels

En 1940, elle part pour le Japon en tant que conseillère artistique pour le Ministère du Commerce et de l’Industrie. Elle y découvre les maisons, les objets, les matériaux traditionnels, la simplicité d’usage, l’harmonie de la nature dans les constructions. Elle organise, entre autres, l’exposition Sélection-Tradition-Création à Takashimaya, Tokyo et Osaka en 1941.

Son séjour au Japon influence fortement ses choix : elle emploie le bambou, le bois local, le tressage, les fibres naturelles, les textures simples. Elle intègre un rapport à l’échelle humaine différent, au calme, à la lumière, à la légèreté. Ces influences la marqueront toute sa vie.

En même temps, elle vit l’occupation, la guerre, l’exil — elle part pour l’Indochine, revient. Ces épreuves renforcent sa conscience que le design ne peut être abstrait, il doit servir dans les périodes difficiles, être utile.

la genese du LC4 :le bar sous le toit Charlotte Perriand

Projets majeurs : Les Arcs, le “vivre en montagne”, l’habitat collectif

Après 1945, Charlotte Perriand s’investit dans des projets d’habitat plus vastes. Elle collabore avec Le Corbusier sur l’Unité d’Habitation à Marseille, mais elle engage aussi des projets où elle assume des responsabilités fortes, comme la station des Arcs (Savoie), de 1967 à 1986. Elle imagine les logements, les intérieurs, l’architecture, le mobilier, dans un contexte de montagne : contraintes climatiques, usages spécifiques, confort, modularité, beauté.

Elle crée aussi des chalets, des refuges, des maisons dans la nature, des maisons de thé, combinant bois, métal, lumière, paysage. Elle s’attache à ce que l’architecture respecte le lieu, que le silence, les vues, les matériaux locaux participent du bien-être des habitants.

Philosophie de l’objet, engagement social et humanisme

Charlotte Perriand conçoit un design profondément engagé. Elle croit que le progrès matériel doit s’accompagner du progrès social. Elle a toujours voulu que ses créations soient accessibles, confortables, utiles, et non un luxe pour quelques-uns. Elle pense l’objet pour l’homme, non l’homme pour l’objet.

Elle milite, dans ses projets et dans ses discours, pour un art de vivre qui intègre la lumière, la vue sur l’extérieur, la nature, la convivialité, la modularité, la simplicité. Elle critique les formes décoratives inutiles, les décorations superficielles, l’ostentation. Elle voit l’espace intérieur comme une ressource : il doit servir à vivre, travailler, dormir, se reposer, dialoguer.

Les Œuvres iconiques de Perriand : meubles, pièces, objets

Voici quelques-pièces phares que tout passionné se doit de connaître :

  • Bar sous le toit (1927) : mobilier en métal, qui marque la rupture avec le style ornemental et l’affirmation du métal au service du moderne.

     

  • Chaise longue LC4 : née de la collaboration avec Le Corbusier / Jeanneret, elle incarne confort, inclinaison optimisée, fonctionnalité, élégance mécanique.

     

  • Pièces réalisées au Japon (étagères, mobilier en bambou, usage du tressage) qui mêlent artisanal, local et modernité.

     

  • Mobilier et architecture dans les stations de montagne : Les Arcs, refuges, chalets. Elle imagine mobilier adapté aux usages extrêmes (froid, altitude), mais aussi esthétique chaleureuse.

     

Héritage, reconnaissance et mise en lumière tardive

Après la guerre, Perriand continue de travailler, d’exposer, de concevoir, mais elle reste souvent dans l’ombre de ses célèbres collègues masculins comme Le Corbusier. Son rôle exact est longtemps minimisé dans les récits du modernisme.

Depuis sa mort en 1999, son œuvre reçoit une attention croissante. Sa fille, Pernette Perriand-Barsac, et son gendre Jacques Barsac s’attachent à préserver ses archives, publier ses oeuvres complètes, organiser des expositions (notamment la rétrospective Le monde nouveau de Charlotte Perriand à la Fondation Louis Vuitton).

Les maisons d’édition, les galeries, les éditeurs de mobilier comme Cassina rééditent ses pièces majeures. On redécouvre aussi ses photographies, ses projets moins visibles, ses prototypes. Son influence sur les designers contemporains, sur l’aménagement intérieur, sur le mobilier fonctionnel est désormais reconnue.